Avraham l’hébreu
par Jean-David
Hamou
Au chapitre 14 de Béréchit, apparaît l’épisode de la guerre des
rois. Rappelons brièvement le thème du passage. Quatre rois babyloniens sont
venus envahir Erets Israël et asservir les rois cananéens qui s’y trouvaient,
parmi lesquels on compte le roi de Sodome. S’ensuivent une rébellion des rois
cananéens, et une répression féroce de cette rébellion par les babyloniens qui,
au passage, capturent le propre neveu d’Avraham, Loth, lequel vivait à Sodome.
Avraham – qui s’appelait alors encore Avram – réside alors
dans les plaines de Mamré, en regard de ‘Hevron, et c’est là qu’il reçoit la
nouvelle de l’enlèvement de Loth, en ces termes :
« Le fugitif
vint raconter [les faits] à Avram l’hébreu… Avram entendit que son parent avait
été fait prisonnier ; il arma ses disciples, gens de sa maison, au nombre
de trois cent dix huit ; il poursuivit [l’ennemi] jusqu’à Dan ».
Parmi
les questions que soulèvent de nombreux commentateurs, on trouve la suivante :
pourquoi Avram est-il appelé Avram l’hébreu, et pourquoi précisément à
cet endroit, alors qu’il a déjà été largement question d’Avraham jusqu’à
présent, et que jamais cette appellation n’avait été associée à son nom ?
C’est même la première fois qu’apparaît le terme Ivri, hébreu, dans la Torah.
Le
commentaire midrachique classique sur ce passage se trouve dans le Midrach
Rabba, au chapitre 42, par. 8 :
« Discussion entre Rabbi Yehouda, Rabbi Né’hémia et les maîtres (Rabbanan). Rabbi Yehouda dit : parce que le monde tout entier se tenait sur une rive (ever) et lui sur l’autre. »
Nous pouvons expliquer les termes de l’opinion de R. Yehouda en
nous référant au commentaire du Maharzo (R. Zeev Wolf Arnheim) : toute
l’humanité ignorait alors D., car ils servaient tous des constellations et des
idoles ; seul Avraham connaissait le C.réateur du monde, et lui seul se
trouvait sur une rive du monde en ce qu’il servait le D. de vérité, tandis que
tous les autre hommes se trouvaient de l’autre côté, du côté extérieur.
« Rabbi Né’hémia dit : parce qu’il est
de la descendance d’Ever. »
Là encore, le Maharzo explique : Ever était un grand Juste et
un prophète, et si Avraham est appelé hébreu (Ivri, d’Ever), c’est parce qu’il
marchait dans les voies d’Ever.
« Les maîtres disent : parce qu’il
vient de l’au-delà (mé-ever) du fleuve, et qu’il parlait dans la langue de
l’au-delà (ivri) [du fleuve]. »
Le Maharzo vole une nouvelle fois à notre secours et nous indique
où les Rabbanan ont trouvé leur explication : à la fin du livre de Josué
(XXIV, 3) : « Josué réunit toutes les tribus d’Israël à Chekhem, puis
il appela les anciens d’Israël, ses chefs, ses juges et ses préposés, qui se
placèrent en présence de D. Et Josué dit à tout le peuple :
« Ainsi a parlé l’E.ternel, D.
d’Israël : ‘‘Vos ancêtres habitaient jadis au-delà du fleuve, (mé-ever hanahar)
jusqu’à Téra’h, père
d’Avraham et de Na’hor, et ils
servaient des dieux étrangers. Je pris votre père Avraham de l’autre côté du fleuve, et
le fis voyager par tout le pays de Canaan… »
Faut-il se résoudre à considérer que ces trois opinions sont simplement relevées par le Midrach Rabah sans qu’il existe entre elles de lien ? Ou au contraire se répondent-elle l’une à l’autre ? C’est cette dernière idée que nous voudrions essayer de défendre. Il semble bien que se forme entre les trois opinions un dialogue de ce type :
Pour R.
Yehouda, le terme Ivri renvoie à ever, la rive : Avraham se
tient sur une rive du monde : on insiste sur la solitude d’Avraham face à
une génération qui a oublié le nom de D. ; il faut en effet garder à
l’esprit le fait que les premières générations de l’humanité ont connu D., mais
que peu à peu l’humanité s’est attaché au culte des éléments seconds de la
création, en oubliant sa C.ause première ; il y a eu confusion entre le
C.réateur et la création. Avraham est seul, en ce qu’il retrouve le C.réateur
et son Nom ; et, au-delà de la figure d’Avraham, c’est peut-être ici celle
du tsaddiq, du Juste, et de sa solitude, qui est dépeinte : de même que
sur la balance du monde, Avraham pèse autant que le reste de la création et
permet à celle-ci d’exister, les mérites du tsaddiq font pencher la balance du
monde du bon côté et permettent à l’humanité d’exister. A cela, R. Né’hémia vient répondre :
Avraham était certes seul en ce que, seul, il faisait connaître le Nom de D. à
sa génération, en allant publier ce Nom de ville en ville et de pays en pays.
Mais il n’était pas le seul Juste ! Il y avait encore Ever, dernier des
ascendants d’Avraham auquel celui-ci pouvait se rattacher ; rappelons que
Chem et Ever sont traditionnellement présentés comme les fondateurs de la
première yéchivah, et qu’ils étaient les dépositaires de la connaissance des
premières générations. R. Né’hémia indique que, loin de signifier la solitude
d’Avraham, le nom Ivri vient au contraire rattacher le premier de nos
Patriarches à la connaissance de D. reçue des âges anciens, à cette Torah qui
précède le don de la Torah d’Israël, la
Torah de Chem et d’Ever.
Que pourrait
répondre à cela R. Yehouda ? Il faut en effet que son opinion aussi ait
une cohérence ! Tout simplement que lui se réfère à la solitude d’Avraham
non pas à l’égard de la connaissance, de l’étude en soi, mais à l’égard de
l’action, de la volonté de transmission universelle de cette connaissance. Et
c’est ce qui lui permet de dire qu’Avraham était sur une rive, et le monde sur
l’autre rive : même les maîtres de yéchivah, s’ils avaient à l’égard du
savoir une attitude de thésaurisation et de conservation, et non de
transmission, étaient susceptibles un jour de « dériver », de rester
en deçà du monde et de ses exigences, de voir leur connaissance rester entre
les mains d’une élite. Car qu’est-ce qu’une connaissance de portée universelle
si elle ne s’adresse pas à l’universalité des hommes ? Et donc, oui,
Avraham était ivri parce qu’il était seul sur sa rive, en regard du
monde, seul dans son exigence de transmission, et ce malgré toute l’érudition qui
pouvait habiter l’esprit de ses illustres aïeux, Chem et Ever. Avraham n’est précisément pas Ivri par sa
filiation venant de Chem et Ever, ce n’est pas là son caractère dominant. Son
caractère dominant, c’est la solitude du Juste. Et c’est si vrai qu’il va y
avoir, très peu de temps après dans le récit biblique, lorsqu’ Avraham revient
victorieusement de guerre, une substitution entre Chem et Avraham, une
passation de pouvoir. En effet, qui vient accueillir Avraham à son retour de
guerre ? Un personnage assez mystérieux, du nom de Malkitseddeq, roi de
Chalem, la future Jérusalem. Le midrach, qui opère souvent de saisissants
rapprochements entre les personnages bibliques, fussent-ils d’époques a priori
différentes, identifie le personnage de Malkitseddeq, précisément à Chem.
Malkitseddeq est appelé par la Torah « Kohen le Qel Qelion », prêtre
du D. S.uprême. Or cette prêtrise, Malkitseddeq/Chem va précisément la perdre
au bénéfice d’Avraham. C’est Avraham qui sera une bénédiction, comme l’indique
le début de la parachah Lekh Lekha, c’est par lui que seront
bénies les nations de la terre. C’est sa descendance qui héritera de la
prêtrise du monde, qui formera une nation de prêtres, « mamlekhet
kohanim », et c’est elle qui héritera du service du Temple. Ce qui est
donc en jeu dans cette scène, c’est le passage entre le monde ancien, celui de
la connaissance élitiste et individuelle, et l’ère nouvelle qu’inaugure
Avraham, l’ère de l’universalisme prophétique.
Et que pourrait répondre R. Né’hémia, pour lequel Avraham est ivri
parce qu’il descend d’Ever ? C’est que l’universalisme prophétique
d’Avraham n’est possible que dans la mesure où celui-ci réinitialise la chaîne
de la transmission qui le précède, où il se fait lui-même le dépositaire de la
connaissance du monde ancien. Oh, cette connaissance ne lui vient pas de son
propre père ! Là, il y a eu rupture de tradition. Téra’h est marchand
d’idoles. Mais la connaissance précède Avraham, il faut la rechercher sept
générations plus tôt, en la personne d’Ever. Le génie d’Avraham, avant d’avoir
su se tourner vers le monde, consiste à avoir su interroger ses sources. Les
sources de son esprit, d’abord : c’est la découverte du monothéisme par
l’effet de sa réflexion ; puis, fort de cette découverte, c’est l’examen
des sources des temps anciens.
Et il est possible de voir dans cette controverse entre R. Yehouda
et R. Né’hémia le reflet de la tension fructueuse qui existe au sein de la
pensée juive, entre la tradition de la sagesse, celle qui se cristallise dans
les livres bibliques de l’Ecclésiaste, des Proverbes, pour lesquels le temps
semble être aboli, la sagesse de toute éternité (« Il n’y a rien de
nouveau sous le soleil »), la connaissance enracinée dans la nuit des
temps, et d’autre part le prophétisme, avec sa conception du temps fortement
orientée, directionnelle, et son discours révolutionnaire et messianique.
C’est alors qu’intervient la troisième explication, celle des
Rabbanan, les Maîtres, qui proposent une synthèse, mais plus qu’une synthèse.
Ils répondent à la fois à R. Yehouda et à R. Né’hémia. Ils disent à R. Yehouda
que l’on peut retenir l’idée selon laquelle Ivri se réfère à la notion de rive.
Mais ils disent aussi à R. Yehouda qu’ils y impriment une dynamique
nouvelle : Avraham est celui qui vient de l’autre rive du fleuve ; l’idée maîtresse, ici, c’est celle
de processus, de modification.
C’est une synthèse, parce que cette explication recèle à la fois
l’idée d’origine et celle d’universalisme : origine, parce qu’il est fait
référence ici aux origines araméennes d’Avraham et dans le même temps au début
de sa vocation : c’est à Our en Chaldée qu’il advient à lui-même, que D.
lui « vient à l’idée », et qu’il est prêt à vivre et, s’il le faut, à
mourir en conformité avec l’enseignement de son esprit et le savoir de ses
aïeux ; et à la fois universalisme parce que cette référence araméenne
renvoie du même coup à la suite immédiate de la vie d’Avraham, selon la vision
midrachique, qui décrit Avraham s’engageant très tôt, déjà à Our en Chaldée,
dans la transmission de la connaissance, dans la volonté de gagner le monde à
des retrouvailles avec le Nom de D. Autrement dit, la découverte de D., qui
rattache Avraham à son ancêtre Ever, il
veut immédiatement la transmettre au monde, et en cela, il est en regard du
monde, sur la rive opposée au reste du monde. La référence au Ever Ha Nahar, à
l’autre rive du fleuve, est donc elle-même chargée de référence midrachique,
capable de faire place et à la vision originaire et élitiste de R. Né’hémia, et
à l’interprétation universelle et prophétique de R. Yehouda.
Mais c’est plus qu’une synthèse parce que… de quelle manière
Avraham va-t-il pouvoir donner une consistance durable à son universalisme
prophétique, et assurer ainsi la transmission du savoir reçu du monde ancien ?
Non pas de manière immédiate, mais par un passage. Par un processus,
dont le programme est on ne peut plus chargé : il s’agit de s’arracher au
conditionnement initial dans lequel le laissait son séjour à ‘Haran, de se
mettre en marche vers Erets Israël, Lekh Lekha, de conclure une alliance
spécifique avec D. et de fonder une descendance et un peuple. Cette idée de
passage, c’est elle qui se trouve contenue dans les mots chéhou ba, il vient de l’autre
rive du fleuve, et c’est ce passage qui fait d’Avraham l’homme des deux rives,
l’homme d’un processus, qui le mène de la recherche de D. et d’une tradition
vers la réalisation de son prophétisme universel, par le biais de la
fondation d’une alliance, portant sur une loi, une terre et un peuple.
En réalité, on a affaire à un double processus qui mène du
particulier à l’universel : le premier est spontané et temporaire, c’est
le prosélytisme d’Avraham de l’autre côté du fleuve ; le second est
provoqué par D., et il est durable : il s’agit de reconstruire un particularisme
spirituel, familial, national et linguistique, pour pouvoir, cette fois
durablement, toucher à l’universel ; et ce nouveau particularisme,
s’il est aussi riche de promesses universelles, c’est qu’il est précisément le
particularisme de D. ! Il est
celui de la qeddouchah, terme que l’on pourrait traduire par l’idée de
sainteté, ou mieux, de séparation : c’est le sceau d.ivin qui se trouve
apposé sur la loi, le peuple et la terre d’Israël.
Et c’est peut-être parce que l’opinion de Rabbanan est la plus
complète, la plus dialectique, celle qui montre les différentes facettes de la
complexité hébraïque, que Rachi va citer cette seule opinion dans son propre
commentaire sur la Torah, lorsqu’il arrive aux mots : Avram l’hébreu.
Nous avons maintenant, grâce à notre midrach, une idée plus
précise des significations que recouvre le mot Ivri. Mais nous n’avons pas
encore compris pourquoi le mot Ivri apparaît dans la Torah précisément à cet
endroit, lorsqu’ Avraham s’apprête à entrer en guerre. Pour comprendre cela, il nous faut consulter
l’un des plus profonds commentaires du commentaire de Rachi : le
Beer ba Sadé, de R. Meïr Biniamin Mena’hem Danon.
Pour répondre à cette question (pourquoi l’hébraïsme est mentionné
à l’occasion de la guerre ?), il faut poser une autre question :
comment Avraham a-t-il trouvé le courage de partir en guerre contre des armées
babyloniennes nombreuses, cruelles, et puissantes, qui rasaient tout sur leur
passage comme l’indique bien le chapitre 14 de Béréchit, alors que lui-même
n’était pas un soldat, et qu’il se trouvait à la tête d’un petit nombre de
fidèles ?
Eh
bien, le Beer ba Sadé nous dit que cette question est précisément celle à
laquelle répond le texte biblique lorsqu’il présente ici Avraham comme hébreu :
pourquoi Avraham a-t-il le front de défier Babel ? Parce qu’il est
hébreu ! Donc si Avraham est appelé hébreu ici, et pas avant, c’est parce
que c’est maintenant que le Patriarche va devoir puiser aux sources de sa
nouvelle nature, sa nature d’homme hébreu. Et dès lors notre midrach s’éclaire
d’une problématique nouvelle : ce qui agite les maîtres du midrach, ce
n’est pas une discussion fondamentale sur la définition de l’hébraïsme !
Chacun des maîtres présents est au fond d’accord avec la définition de tous les
autres ! Leur problème, c’est : que faut-il entendre lorsque la Torah
nous dit que le secret de la survie d’Avraham se trouve dans son
hébraïsme ? Pour R. Yehouda, pas de doute : si Avraham défie Babel et
lui survit, c’est parce que sur la balance du monde, il pèse autant, en
mérites, que le reste de
l’humanité : et dans la perspective de ce qui a été écrit plus haut, c’est
son monothéisme militant et altruiste, sa figure révolutionnaire et
prophétique, qui lui promet la victoire ; pour R. Né’hémia, c’est au zekhout
avot, au mérite des pères qu’il se fie, le mérite d’Ever – et si l’on parle ici plutôt d’Ever que de
Chem, c’est que parmi les forces babyloniennes, il se trouvait aussi des
descendants de Chem : ce n’est donc pas tant son sémitisme généalogique,
mais son hébraïsme culturel, qui assure à Avraham la victoire : le fait de
se rattacher à l’enseignement, un temps éclipsé, de ses pères.
Quant aux Rabbanan, ils attribuent à la force d’arrachement, de
déracinement, d’abandon total d’Avraham, puis de ré-enracinement méthodique,
la source de sa confiance en la victoire : s’il se connaît un mérite,
c’est celui d’avoir répondu à l’appel de Lekh Lekha, de se mettre en marche et
de tout quitter pour recomposer toute son identité ; au-delà même
de ses exploits araméens, de son retour aux sources de la connaissance et de
l’ardeur de la transmission universelle, c’est l’arrachement à soi et la
marche vers soi, vers la terre, l’alliance et le peuple à venir, qui fait
passer l’Avram araméen, de ‘hakham et tsaddiq qu’il était, à l’Avraham
hébreu, dont le prophétisme peut désormais éclore. De ‘hakham et de tsaddiq, il
devient navi, prophète.
Et ce qui est dit ici d’Avraham peut bien sûr se décliner à
l’échelle du peuple juif : la clef de la survie d’Israël dans le tumulte
des nations, car c’est là le thème crypté de la Guerre des Rois – les quatre rois que combat Avraham
préfigurent les royaumes, et donc les exils, de Babylone, de Perse, de Grèce et
de Rome, exil de Rome dont nous connaissons les dernières douleurs – se
trouve donc dans notre capacité à faire vivre en nous les différentes
dimensions de l’hébraïsme : enracinement dans une tradition d’étude et de
savoir, souci infini d’autrui, et capacité à faire le pari d’une métamorphose
identitaire : l’arrachement à toute certitude et à toute habitude,
fût-elle généreusement humaniste, pour passer sur l’autre rive, et devenir, non
seulement Ivrim, mais Bené-Israël,
des hommes de l’alliance.
Le secret de notre survie, c’est au fond, voir
se dessiner en l’histoire d’Avraham le parcours initiatique qui lui fait
acquérir successivement les qualités de tsaddiq, ‘hakham et navi, et faire
vivre en nous, c’est-à-dire cultiver méthodiquement, ces trois dimensions de
l’être hébreu.