NOAH : LE TOURMENT DE LA TECHOUVA
D’après Rav Yonatan Katsover, Mayane Hayechoua, octobre 2002.
Sortir
de l’Arche. Différentes traces témoignent, dans notre parachah, de l’attente impatiente éprouvée par Noah de
cet événement rêvé depuis douze mois. Avec une hâte extrême, il guette la
décrue des eaux, recueille toute information utile à ce sujet en envoyant le
corbeau, puis la colombe explorer la terre. Dès que les signes tangibles de la
décrue sont rassemblés, il « écarte le plafond de l’Arche », et attend
que la terre soit sèche afin de pouvoir la regagner.
Or,
nous dit le Midrach Rabba, lorsque le
moment tant espéré arrive, et lorsque D. ordonne Tsé min haTéva, sors
de l’Arche, Noah s’y refuse ! Voici les termes du Midrach : « Noah dit : ‘‘ Je sortirais,
croîtrais et multiplierais, tout cela pour la malédiction (c’est-à-dire au
risque d’un nouveau Déluge) ? ’’ [Il persista dans son refus] jusqu’à ce que D.
lui promette qu’il ne ferait plus jamais venir de déluge sur le monde ».
La
contradiction entre l’attitude de Noah et son désir semble d’autant plus forte
que ce même Midrach Rabba dépeint l’aspiration de Noah à sortir, et sa prière,
avec force détails, en lui attribuant, en une vertigineuse anticipation, les
paroles du psaume 142, verset 8 (selon une méthode propre au midrach,
consistant à abolir la chronologie entre textes afin d’opérer certains
rapprochements de sens) : « Hotsia
miMasguer nafchi, lehodot et Ch.emekha, bi yakhtirou tsaddiqim, ki tigmol
alaï. Fais-moi sortir de la geôle,
pour que je puisse exprimer ma reconnaissance envers ton Nom ; à mon
propos, les justes (te) couronneront, car tu m’auras dispensé ton bien. »
Cette
supplication, c’est, aux yeux du Midrach, celle de Noah ; la geôle dont il
s’agit n’est autre que l’Arche dans laquelle il a été reclus ; le bien
dispensé par D., c’est bien sûr la sortie de l’Arche ! A priori, nous
avons affaire ici à l’expression d’un terrible sentiment d’enfermement – même si cette geôle est flottante – , et
d’un désir corrélatif de se libérer, puis, en raison de cette délivrance
accomplie , d’adresser une prière de reconnaissance. Comment comprendre, dès
lors, son refus soudain de sortir ?
La réponse est
que la contradiction n’est qu’apparente.
Comment cela ?
L’enfermement
dans l’Arche n’avait pas pour seul but de sauver Noah des eaux du Déluge ;
il visait encore la Téchouvah de Noah, son retour sur lui-même et vers
D., dans un environnement provisoirement détaché de l’existence normale,
et permettant donc un renouvellement de l’être. Détachement qui permet un
effacement, en la personne de Noah, de la souillure attachée à la génération du
Déluge.
[Bien que tsaddiq,
juste, et tamim, intègre, Noah appartenait
en effet à cette génération corrompue ; il en avait conservé, à son corps
défendant, la trace, par le fait même de l’avoir connue, d’y avoir vécu. Or ce
que vise D. est la fondation d’une humanité nouvelle, d’où seraient
déracinés les modes de relation inter-humaine caractéristiques de la
période précédente; la période de réclusion dans l’arche a donc un rôle
initiatique visant à détacher Noah, ses fils et leurs femmes du legs de
corruption attaché à une période révolue. Cette révolution doit être
pleinement intégrée, et c’est à ce titre que l’épisode de l’Arche est une
période de Téchouvah.[1]]
Or Noah se
trouve dans un questionnement constant : « Cette Téchouvah, ce
processus de mutation est-il accompli ? Il n’y a pas de sens à sortir si
dans une ou deux générations la situation revient à son commencement, et si de
nouveau ‘‘ la Terre s’emplit de violence’’». Noah refuse donc de sortir
car il craint que sa descendance ne forme un monde comparable à l’ancien. Il
n’acceptera sa libération qu’avec
l’assurance de ce que sa Téchouvah engendrera un monde renouvelé.
La prière que
le Midrach prête à Noah reflète donc cette aspiration à la promesse d’une
humanité nouvelle. Le contenu de sa prière constitue même le sommet de sa
Téchouvah, car elle dépasse la seule dimension de la recherche du sauvetage
individuel pour s’étendre au désir de voir s’accomplir l’entier processus, la modification de
l’ensemble de la donne : Hotsia miMasguer nafchi : ne
traduisons pas « Fais-moi
sortir de la geôle », mais plus littéralement « Fais sortir mon
âme (nafchi) de la geôle » : ce n’est pas à un
sauvetage exclusivement physique que j’aspire, mais à la délivrance de tout mon
être, par l’effet du processus de détachement que le Déluge m’a fait connaître. Et cela, non pour moi, mais pour que bi
yakhtirou tsaddiqim, « que les Justes te couronnent »[2],
c’est-à-dire : qu’ils saisissent le dévoilement d.ivin à l’œuvre dans le
processus de Téchouvah, et qu’ils n’en aspirent que plus à Sa proximité.
Telle est bien
la prière de Noah, qui sait joindre la nécessité d’une rédemption personnelle à
un dessein éternel : recoudre le lien un temps disjoint entre la création
du monde et son but, l’attachement de l’homme à D. par un bon rapport à autrui.
Nous
comprenons maintenant le refus initial de Noah, et en quoi il se mêle à
son désir : l’un et l’autre
portent sur une seule et même chose : sortir de l’Arche.
Désir de sortir afin de fonder une humanité pratiquant la justice, une humanité
portée par la dynamique de Téchouvah ; et dans le même temps refus de
sortir si la période d’isolement préalable, qui vise précisément à cette Téchouvah
et à cette refondation de l’humanité, n’a pas encore rempli sa fonction. Le
mode d’expression de ces sentiments composites et pourtant unifiés porte un
nom : Téfilah, la prière.
Traduction
et adaptation, J.D. Hamou.
[1] Le passage entre crochets est une note du traducteur.
[2] La racine KLL peut signifier entourer, faire cercle, ou bien encore couronner ; on peut donc expliquer ainsi l’intention du Midrach, en suivant de manière libre les termes du Psaume : non pas ‘‘ Les Justes m’entoureront’’, mais ‘‘ Par moi les Justes couronneront…D.’’
Sur cette paracha, voir aussi le texte de Rav C.D.Botschko : Noah' : Le corbeau et la colombe